Publié pour la première fois en 1985, Amusing Ourselves to Death de Neil Postman (« Se distraire à en mourir » en français) est un ouvrage visionnaire qui explore comment les médias modernes ont transformé notre société en une culture où le divertissement règne en maître. Ce livre, aussi pertinent aujourd’hui qu’à sa parution, nous invite à réfléchir sur les dangers d’une consommation excessive de distractions et sur la manière dont les technologies façonnent nos perceptions, nos valeurs et même notre capacité à penser de manière critique.
Ici je vais explorer les grandes idées du livre, ses arguments centraux et son impact durable sur notre compréhension des médias. Nous aborderons également certaines réflexions personnelles sur le rôle du divertissement dans la vie humaine, inspirées par des penseurs comme Bertrand Russell et Chateaubriand. Le livre a eu droit à une réédition en 2005, pour ses 20 ans et parue juste après le décès de l’auteur en 2003, mais je ne l’ai pas lue donc je me base ici sur l’édition de 1987.
Contexte et thèse principale
Neil Postman commence par poser une question provocante : sommes-nous en train de sombrer dans une dystopie non pas orwellienne, où la vérité est contrôlée par la force, mais huxleyenne, où la vérité est noyée sous un déluge de distractions ? Dans son célèbre 1984 , George Orwell imagine un monde où la liberté est supprimée par la tyrannie. Dans Le Meilleur des mondes, Aldous Huxley décrit de son côté une société où les gens sont tellement fascinés par le plaisir et les distractions qu’ils abandonnent volontairement leur liberté.
Postman soutient que nous vivons dans une version moderne du cauchemar de Huxley. À travers l’évolution des médias, et notamment avec l’avènement de la télévision (je rappelle que le livre date de 1985, bien avant Internet ou les smartphones), nous avons créé une culture où tout doit être divertissant pour capter notre attention. Cela a eu des conséquences profondes sur la manière dont nous percevons la politique, l’éducation, la religion et même la vérité elle-même.
L’évolution des médias : de Gutenberg à la télévision
Un des arguments clés de Postman est que chaque média a une « forme » qui influence le contenu qu’il transmet. Par exemple, l’imprimerie, introduite par Gutenberg, a permis la diffusion massive de textes écrits, ce qui a favorisé une culture basée sur la raison, la logique et la pensée critique. Les livres demandent une attention soutenue et encouragent une réflexion approfondie.
En revanche, la télévision – et aujourd’hui, les médias numériques – repose sur des images, des sons et des stimuli rapides. Ces formes de communication privilégient le spectacle plutôt que la substance. Postman souligne que lorsque des sujets complexes comme la politique ou la religion sont présentés sous forme de divertissement, ils perdent leur profondeur et leur signification. Par exemple, les débats politiques télévisés se concentrent souvent sur la performance charismatique des candidats plutôt que sur leurs idées.
Amusing Ourselves to Death : la politique comme divertissement
Un chapitre essentiel du livre examine comment la télévision a transformé la politique en un spectacle. Postman observe que les dirigeants politiques doivent désormais être des « vedettes » pour réussir. Leur apparence, leur ton de voix et leur capacité à raconter des histoires captivantes comptent davantage que leurs politiques réelles. Cette tendance s’est accentuée avec l’avènement des réseaux sociaux, où les discours politiques sont souvent réduits à des slogans ou des mèmes.
Cette transformation a un effet corrosif sur la démocratie. Si les citoyens ne prennent plus la peine de comprendre les enjeux complexes de la politique, ils deviennent passifs et vulnérables à la manipulation. Comme le dit Postman, « une société qui valorise le divertissement au détriment de la réflexion critique court le risque de perdre sa capacité à se gouverner efficacement.«
L’éducation et la religion : sacrifiées sur l’autel du divertissement
L’auteur critique également la manière dont l’éducation et la religion ont été compromises par la culture du divertissement. L’école moderne, influencée par les méthodes télévisuelles, met souvent l’accent sur l’engagement immédiat et le plaisir plutôt que sur l’effort intellectuel. Les élèves sont encouragés à « apprendre en s’amusant », ce qui peut sembler bénéfique mais risque de minimiser l’importance de la discipline et de la patience dans l’apprentissage.
Quant à la religion, Postman note que les émissions religieuses télévisées transforment souvent des concepts spirituels profonds en spectacles superficiels. Le message sacré est dilué pour plaire aux masses, ce qui affaiblit son impact moral et philosophique. S’il vivait en 2025 il se serait rendu compte que la religion n’est quasi plus présente du tout, ou alors abordée pour son extrémisme ou sous l’angle de la moquerie. De quoi ajouter quelques chapitres à Amusing Ourselves to Death.
Le rôle de l’ennui dans la créativité selon Amusing Ourselves to Death
Les idées de Postman trouvent un écho dans d’autres réflexions personnelles sur l’ennui et la créativité. Comme l’a souligné Bertrand Russell, « une génération qui ne peut pas supporter l’ennui sera une génération de petits hommes. » L’ennui, bien qu’inconfortable, pousse les individus à chercher activement des moyens de se stimuler intellectuellement. C’est souvent dans ces moments d’oisiveté apparente que naissent les grandes découvertes et les idées novatrices.
Pourtant, à l’ère du divertissement à volonté, cette dynamique est compromise. Avec des plateformes comme YouTube, Netflix ou TikTok qui offrent un flux infini de contenu, il n’y a plus de place pour l’ennui. Les gens ne ressentent plus le besoin de créer ou d’explorer, car ils peuvent instantanément combler toute sensation d’ennui avec une distraction facile. Ce phénomène a silencieusement détruit ce que l’on pourrait appeler le « pipeline de l’ennui vers la découverte significative. »
De son côté François-René de Chateaubriand attribuait son insatiable quête intellectuelle à son incapacité à tolérer l’ennui. Mais cette dimension de l’expérience humaine est souvent effacée dans les autobiographies respectables, où les grands hommes préfèrent se présenter comme des héros motivés uniquement par des idéaux nobles.
Vers une société plus consciente
Bref Amusing Ourselves to Death est un rappel puissant que les médias ne sont pas des outils neutres. Ils façonnent notre perception du monde et influencent nos comportements de manière subtile mais profonde (plus récent et plus axé sur les téléphones, voir aussi Your Happiness Was Hacked). En tant que consommateurs de médias, il est crucial de rester vigilants face à la tentation de tout transformer en divertissement.
Pour éviter de tomber dans la dystopie de Huxley, nous devons cultiver une relation plus saine avec l’ennui et le silence. Plutôt que de fuir ces états inconfortables, nous devrions les embrasser comme des opportunités pour réfléchir, créer et grandir. En fin de compte, la vraie liberté réside dans notre capacité à choisir ce que nous consommons et comment nous engageons notre attention.
Comme le concluait déjà Postman, si nous voulons préserver notre humanité dans un monde saturé de distractions, nous devons apprendre à résister à la facilité du divertissement et à redécouvrir la valeur de la réflexion critique. Après tout, c’est dans ces moments de calme et de profondeur que nous trouvons véritablement du sens à notre existence.