Ce que l’on appelle la science décentralisée (ou DeSci pour faire plus court) représente une approche novatrice de la recherche scientifique qui s’appuie sur les technologies blockchain et Web3 pour transformer la manière dont la science est financée, menée et diffusée. Ce mouvement vise à résoudre certains des problèmes les plus pressants du système scientifique actuel, notamment en faisant la promotion d’une plus grande transparence, accessibilité et collaboration dans la recherche.
La DeSci peut être définie comme un mouvement qui cherche à appliquer les principes de la décentralisation et de la technologie blockchain au processus scientifique. Ses principes fondamentaux incluent :
- Transparence : rend les données, les méthodologies et les résultats de recherche plus accessibles et vérifiables.
- Collaboration ouverte : encourage la participation de chercheurs du monde entier, indépendamment de leur affiliation institutionnelle.
- Financement démocratisé : permet de nouvelles formes de financement de la recherche, moins dépendantes des institutions traditionnelles.
- Propriété intellectuelle distribuée : utilise des mécanismes comme les NFT pour représenter et partager la propriété intellectuelle.
- Reproductibilité : facilite la reproduction des expériences et la vérification des résultats.
- Incitations alignées : crée des systèmes d’incitation qui récompensent la qualité et l’impact de la recherche plutôt que la quantité de publications.
Problèmes du système scientifique actuel que la DeSci cherche à résoudre
Il y a quelques soucis avec le système actuel, pour lesquels la science décentralisée pourrait tenter d’apporter des solutions; On peut citer par exemple :
1) Biais de publication
Le système actuel favorise la publication de résultats positifs et « excitants », ce qui peut conduire à une représentation biaisée de la réalité scientifique. Des expériences valides avec des résultats négatifs ou nuls sont souvent ignorées, bien qu’elles puissent être tout aussi informatives. La DeSci encourage la publication de tous les résultats, positifs ou négatifs, permettant une vision plus complète et honnête de l’état de la recherche dans un domaine donné.
2) Accès limité aux publications
De nombreuses recherches scientifiques sont publiées dans des revues à accès payant, ce qui limite leur diffusion et leur impact potentiel. Cette situation crée une barrière à l’accès à la connaissance, particulièrement pour les chercheurs et les institutions disposant de ressources limitées. La DeSci vise des modèles de publication en libre accès, où les résultats de la recherche sont disponibles gratuitement pour tous, favorisant ainsi une diffusion plus large et rapide des connaissances.
3) Lenteur du processus de révision par les pairs
Le système traditionnel de révision par les pairs est souvent assez lent, prenant parfois des mois, voire des années, pour valider et publier des recherches. Ce délai peut freiner le progrès scientifique, en particulier dans des domaines en évolution rapide. La DeSci explore des modèles de révision plus rapides et transparents, utilisant potentiellement des systèmes d’incitation basés sur la blockchain pour encourager des révisions rapides et de qualité.
4) Manque de reproductibilité
De nombreuses études publiées ne peuvent pas être reproduites, ce qui remet en question leur validité et freine le progrès scientifique. Ce problème est exacerbé par le manque de partage des données brutes et des protocoles détaillés. La DeSci aborde ce problème en encourageant le partage complet des données et des méthodologies, et en utilisant des technologies blockchain pour garantir l’intégrité et la traçabilité des données de recherche.
5) Financement centralisé
Les décisions de financement sont souvent prises par un petit nombre d’institutions ou de comités, ce qui peut limiter la diversité des recherches financées et favoriser des domaines de recherche « à la mode » au détriment d’approches plus novatrices ou risquées. La science décentralisée propose des modèles de financement plus diversifiés et démocratiques, permettant à une plus grande variété de projets d’obtenir un soutien financier et à chaque détenteur des tokens de voter pour les études qui l’intéressent.
6) Propriété intellectuelle restrictive
Les systèmes actuels de brevets et de droits d’auteur peuvent parfois entraver le partage et la collaboration en science, ralentissant le progrès global. Pourquoi pas explorer des modèles de propriété intellectuelle plus ouverts et flexibles, utilisant des technologies comme les NFT pour représenter et partager la propriété intellectuelle d’une manière qui encourage la collaboration tout en reconnaissant les contributions individuelles.
Technologies et outils de la DeSci
Du coup pour parvenir à mettre tout cela en place, cette nouvelle vision de la science se base sur plusieurs technologies éprouvées dans le monde des cryptomonnaies.
La blockchain
Cette technologie fournira l’infrastructure fondamentale. Elle permet un stockage sécurisé, transparent et immuable des données de recherche. Chaque transaction ou ajout de données est enregistré de manière permanente et vérifiable, ce qui assure l’intégrité des données scientifiques. De plus, la nature distribuée de la blockchain permet une résistance à la censure et à la manipulation des données.
Contrats intelligents (smart contracts)
Ces programmes auto-exécutables sur la blockchain permettent l’automatisation de nombreux aspects du processus scientifique. Par exemple, ils peuvent gérer le financement conditionnel de projets de recherche, où les fonds sont libérés automatiquement lorsque certains jalons sont atteints. Ils peuvent également automatiser la distribution des récompenses aux contributeurs d’un projet, assurant une reconnaissance équitable des efforts.
DeSci et tokens non fongibles (NFT)
Les NFT offrent de nouvelles possibilités pour représenter et gérer la propriété intellectuelle en science. Un NFT pourrait représenter une découverte spécifique, un ensemble de données unique, ou même une contribution particulière à un projet de recherche. Cette technologie permet une attribution plus précise et flexible des droits de propriété intellectuelle, tout en facilitant le partage et la collaboration.
Organisations autonomes décentralisées (DAO)
Les DAOs fournissent un cadre pour la gouvernance collaborative des projets de recherche. Elles permettent à des groupes de chercheurs de se coordonner, de prendre des décisions collectives et de gérer des ressources communes de manière transparente et démocratique. Par exemple, une DAO scientifique pourrait gérer le financement et la direction d’un grand projet de recherche international.
Protocoles de stockage décentralisé
Des systèmes comme IPFS (InterPlanetary File System) permettent un stockage distribué et résilient des données de recherche. Contrairement aux systèmes de stockage centralisés, ces protocoles assurent que les données restent accessibles même si certains nœuds du réseau tombent en panne. Ils offrent également une meilleure résistance à la censure et une réduction des coûts de stockage à long terme.
Identités décentralisées
Ces systèmes permettent aux chercheurs de gérer leurs propres identités numériques de manière sécurisée et portable. Cela facilite la vérification des qualifications et des contributions des chercheurs sans dépendre d’une autorité centrale. Les identités décentralisées peuvent également aider à établir des systèmes de réputation plus transparents et équitables dans la communauté scientifique.
Bref tout ça c’est bien beau, mais qu’est ce qu’on pourrait envisager comme solutions concrètes ? Quelles sont les applications et cas d’utilisation de la DeSci déjà en court de développement plus ou moins avancé ?
Cas d’usage
1) Financement de la recherche
La DeSci révolutionne le financement de la recherche en introduisant des modèles plus flexibles et démocratiques. Le crowdfunding basé sur la blockchain permet à des projets de recherche de lever des fonds directement auprès du public, contournant les canaux de financement traditionnels qui peuvent être lents et restrictifs. Cette approche peut être particulièrement bénéfique pour des domaines de recherche négligés ou controversés.
L’utilisation de tokens pour représenter des parts dans les résultats de la recherche offre aussi une nouvelle forme d’investissement dans la science. Les investisseurs peuvent en effet acheter des tokens liés à des projets spécifiques, créant ainsi un marché pour le financement de la recherche. Si le projet réussit, la valeur des tokens pourrait augmenter, récompensant les investisseurs précoces. Le microfinancement de tâches de recherche individuelles permet une approche plus granulaire du financement scientifique. Des tâches spécifiques, comme l’analyse d’un ensemble de données ou la réalisation d’une expérience particulière, peuvent être financées individuellement. Cela peut accélérer la recherche en permettant une allocation plus efficace des ressources.
Le projet actuel le plus connu est VitaDAO, qui se concentre sur le financement de la recherche sur la longévité et le vieillissement.
2) Publication et révision par les pairs
Les plateformes de publication décentralisées offrent une alternative aux revues scientifiques traditionnelles. Ces plateformes peuvent utiliser des systèmes de révision transparents, où le processus de révision par les pairs est visible et vérifiable. Cela peut aider à réduire les biais et à accélérer le processus de publication. Dans ce cas l’utilisation de tokens pour inciter à la révision de qualité, une approche qui pourrait permettre d’améliorer le processus de révision par les pairs.
Les réviseurs peuvent être récompensés avec des tokens pour des révisions rapides et de haute qualité, créant ainsi un système d’incitation aligné avec les objectifs de la communauté scientifique. Les versions de documents en temps réel avec historique de révision sur la blockchain permettent un suivi transparent de l’évolution d’un article scientifique. Chaque modification peut être enregistrée de manière immuable, offrant une traçabilité complète du processus de recherche et de rédaction.
3) Partage et accès aux données
Les marchés de données de recherche utilisant des tokens pour l’accès et la rémunération créent de nouvelles opportunités pour le partage et la monétisation des données scientifiques. Les chercheurs peuvent être directement récompensés pour le partage de leurs données, encourageant ainsi une culture de l’ouverture et de la collaboration. Les systèmes de stockage décentralisé pour les ensembles de données volumineux offrent une solution robuste et économique pour le stockage à long terme des données de recherche. Ces systèmes peuvent assurer que les données restent accessibles et intègres sur de longues périodes, même si les institutions ou les chercheurs individuels ne sont plus en mesure de les maintenir.
Les protocoles de partage de données avec contrôle granulaire des accès permettent aux chercheurs de partager leurs données de manière sélective et sécurisée. Ils peuvent définir des règles précises sur qui peut accéder à quelles parties de leurs données, favorisant ainsi le partage tout en protégeant les informations sensibles ou les avantages compétitifs.
4) Collaboration et coordination au sein de la DeSci
Les DAOs scientifiques offrent un nouveau modèle pour la gestion de projets de recherche à grande échelle. Elles permettent une gouvernance transparente et démocratique, où les décisions sur la direction de la recherche, l’allocation des ressources et la distribution des récompenses sont prises collectivement par les participants au projet. Les plateformes de collaboration décentralisées avec systèmes de réputation intégrés facilitent la formation d’équipes de recherche dynamiques et méritocratiques.
Les chercheurs peuvent collaborer sur des projets en fonction de leurs compétences et de leur réputation, indépendamment de leur affiliation institutionnelle ou de leur localisation géographique. Les outils de gestion de projet basés sur la blockchain pour la recherche collaborative offrent une transparence et une traçabilité accrues dans la conduite de projets scientifiques. Chaque contribution, décision et étape du projet peut être enregistrée de manière immuable, facilitant la reproduction des résultats et la résolution des conflits.
Dans cette catégorie il y a Opscientia, une plateforme pour la collaboration et le partage de données en neurosciences. Ou OpenAlex, une base de données ouverte et gratuite de métadonnées scientifiques.
5) Reconnaissance et récompense
Les systèmes de citation basés sur la blockchain permettent un suivi précis et transparent de l’impact des contributions scientifiques. Chaque citation peut là encore être enregistrée de manière immuable, offrant une mesure plus fiable et complète de l’influence d’un travail scientifique. Les tokens de réputation scientifique offrent un moyen novateur de quantifier et de reconnaître les contributions à la recherche. Ces tokens peuvent refléter non seulement les publications, mais aussi d’autres formes de contributions comme la révision par les pairs, le partage de données ou la reproduction de résultats.
Les NFTs représentant des découvertes ou des contributions significatives créent de nouvelles possibilités pour la reconnaissance et la récompense en science. Un NFT pourrait représenter une découverte majeure, offrant une forme unique de reconnaissance et potentiellement de valeur financière pour les chercheurs. Sur le sujet on a par exemple la plateforme Molecule, qui permet le financement et la commercialisation de la recherche biomédicale via des IP-NFTs (jetons non fongibles de propriété intellectuelle). Molecule crée un marché où les chercheurs peuvent tokeniser leur propriété intellectuelle.
Premier pas dans la DeSci
Je découvre seulement le sujet donc je risque de vous en reparler dans les prochains mois et/ou vous présenter des projets en rapport. Il y a par exemple l’incubateur DeSci Labs, qui fournit des ressources, du mentorat et un réseau pour aider les projets DeSci à se développer. Ou encore LabDAO qui vise à décentraliser l’accès aux équipements et services de laboratoire. Imaginons maintenant coupler ce système d’IA décentralisée comme par exemple Oasis AI … on peut imaginer des choses assez costaud.
Bref encore tout un pan de la science qui risque de faire bouger les choses dans le futur et qui soulève de nombreuses questions. Quelle sera la vitesse d’adoption et la résistance institutionnelle ? Quid de la réglementation et de la légalité ? Comment gérer l’interopérabilité entre différentes blockchains ? Comment prendre en compte la volatilité des tokens cryptos ? Quels sont les domaines qui pourraient bénéficier le plus de cette nouvelle vision des choses ?